Les Chroniques de Zadlande : Le camp (extrait)
Résumé : Aurel se trouve à l’intérieur d’un camp de réfugiés. Ambiance particulièrement délétère, c’est l’heure de la distribution de nourriture. Quelques réfugiés se font confisquer leur pitance par des crapules.
Pour certains, les provisions se faisaient dans l’estomac, ils se sentaient ainsi obligés d’avaler le tout prestement et sans faim, comme l’on ferait un plein de carburant. Aurel dévisagea le groupe de petits mafieux d’à peine une quinzaine d’individus. Il se dit que pour survivre ici, dans ce qui était une véritable prison, il faudrait en plus se soumettre à quelques sociopathes. Ce que beaucoup semblaient admettre comme une fatalité, l’excédait viscéralement. Il ne savait pas trop lesquels blâmer ; les militaires qui se repaissaient du dénuement de ces gens, les mécréants qui les abusaient en toute impunité, ou même cette foule de gens qui malgré leur nombre, ne bronchaient guère et se laissaient malmener.
La peur de manquer, la peur de mourir, la peur en elle-même avait cet étrange pouvoir de briser la force et la solidarité du groupe, de rendre les gens grégaires, prêts à tout accepter. Il suffisait de pas grand-chose pour soumettre une majorité. Selon toute logique physique, ce petit groupe ne pouvait en aucun cas soumettre la majorité. Mais ici, la potentielle force du nombre disparaissait pour ne se résumer qu’en une somme d’individualités soumises à leur propre peur. Les liens qui pouvaient unir ces gens, étaient brisés ou annihilés par leurs craintes individuelles. Aurel comprit alors le laisser-faire des gardes à l’égard des malfrats. Les quelques malandrins contribuaient à maintenir non pas un ordre, mais l’ordre des choses, telle une règle ancestrale. Ici on ne se méfiait ni des geôliers, ni des maîtres de ce camp, on craignait surtout l’acrimonie de quelques-uns parmi les détenus.
C’était là un ordre qui, par la peur, et ce depuis des siècles, avait toujours su aliéner une population. Toutes les formes de peur avaient jadis été de la sorte : Peur de l’enfer, peur de la guerre, peur de manquer, peur de la maladie, peur du chômage, peur de l’étranger, peur de son voisin. Nombre de vils esprits et gens de pouvoir parvenaient ainsi à se soustraire à la colère des peuples, derrière cette maîtrise, cette manipulation de la peur, se donnant de surcroît l’image rassurante du protecteur, du garant de l’ordre et de la sécurité. Et, comble de cette illusion, ces maîtres juraient avec l’aplomb d’un haruspice et la main sur le cœur, qu’ils œuvraient toujours au nom de l’intérêt général. Aurel n’était donc pas surpris de la docilité de ces gens à qui on avait tout confisqué pour la promesse d’une vie meilleure derrière cette muraille de fer.
Tous avaient dû subir ce camouflet de bienvenue et cette pseudo-décontamination. Comme lui, personne n’avait dû s’en plaindre comme l’indiquait l’absence de gardes armés lors de ces examens. Tous, et lui le premier, avaient accepté cette situation sans y être forcés. Chacun devait avoir ses propres raisons, ses objectifs ou s’accrochait à un grand espoir pour être capable d’endurer cette situation, somme toute assez affligeante. Aurel comprit qu’il était lui aussi assujetti à la peur, celle de faillir à sa mission, de perdre pour toujours ce qui avait été ses joies, son bonheur. Il n’était en rien différent de ces gens. Comment se préoccuper des autres quand on doit servir ses propres desseins ? Comment ne pas être quelque peu individualiste ? Il dut admettre que toutes ces personnes ne pouvaient être blâmées, car elles s’encourageaient chacune, comme lui, à un but, un intérêt individuel. Même si ici beaucoup n’agissaient pas aux dépens d’un autre, ils acceptaient de s’avilir aux dépens d’eux-mêmes, croyant à une étape incontournable et provisoire de leur vie. Aurel éprouvait lui aussi cette concession de liberté et la considérait aussi comme un sacrifice momentané. Il ne doutait pas que tous devaient avoir pris la mesure de cette abnégation particulière. Mais à qui cela profiterait ? En tireraient-ils tous un bénéfice ? Rien n’était aussi peu certain, si ce n’est que ce sacrifice revêtait les allures d’un pari. Un pari à haut risque qui aurait pour mise, l’abandon de libertés dans l’espoir de gagner et rehausser sa condition.
Si l’intérêt général était une conception ambiguë voire chimérique et le plus souvent usurpée, l’intérêt particulier n’en était pas moins obscur et conduisait à cet étrange et désolant spectacle d’assujettissement. En somme, pensa Aurel, l’espoir ou la convoitise d’une vie meilleure aboutissait malheureusement à ce que l’on s’accommode d’une vie de subordination. Une servitude ou forme d’esclavage dont on ne saurait reconnaître le véritable maître. Ce maître, serait-ce le désir même ou les créateurs de ce désir ? Ces pauvres gens s’engageaient, peut-être sans le savoir, dans une voie dont seuls quelques-uns tireraient leur épingle du jeu. C’était une gageure stupide, pensa celui qui avait toujours haï toute forme de pari. Ce jeu qui récompenserait quelques gagnants d’un statut social honorable, était selon lui une spéculation malsaine qui faussait l’accomplissement d’un individu. Une réussite sociale qui de fait, et quoi qu’il en coûte, prenait le pas sur la réalisation personnelle. Le bonheur ne pouvait se trouver dans la finalité d’un tel pari d’autant que la mise délestait les joueurs d’un pan complet de leur autonomie.